Nous n’avons pas de souvenirs remontant avant l’âge de 2 ans, et très peu pour les moments vécus entre 2 et 6 ans. Pourtant, certains événements peuvent avoir d’importantes répercussions par la suite. Comment expliquer que des épisodes de vie dont on ne garde pas le souvenir puissent avoir de telles conséquences? C’est tout le paradoxe de l’amnésie de l’enfance.
Dans son Dictionnaire des idées reçues, à l’entrée "Mémoire", l’écrivain Gustave Flaubert a noté: "Se plaindre de la sienne, et même se vanter de n’en pas avoir. "Cela dit, il est une mémoire assez défaillante pour chacun de nous: celle des moments de vie de la petite enfance.
D’aucuns affirment peut-être se rappeler d’événements vécus avant l’âge de 2 ans. Il s’agit cependant plus probablement de souvenirs reconstruits à partir des récits des parents, ou de photographies, et non d’épisodes de vie réellement mémorisés: en réalité, les souvenirs relatifs aux deux premières années de vie sont absents.
Cette amnésie de l’enfance est connue de longue date, toutefois les recherches menées ces dernières années ont montré que non seulement les adultes n’ont pas de souvenirs de moments vécus avant l’âge de 2 ans, mais qu’ils en ont également très peu pour les moments vécus entre 2 et 6 ans.
Pourtant, on sait que des événements, notamment traumatiques, survenus précocement dans l’enfance peuvent avoir un retentissement considérable sur le développement émotionnel et cognitif, influençant ultérieurement nos comportements. Comment expliquer que des épisodes de vie dont on ne garde pas le souvenir puissent avoir de telles conséquences? C’est tout le paradoxe de l’amnésie de l’enfance.
En cause: la mémoire épisodique
Nous n’avons pas souvenir d’instants vécus avant 2 ans, mais c’est pourtant à cet âge que nous avons mémorisé les prénoms de nos proches, leurs visages, ou encore la signification de nombreux mots. Comment l’expliquer? C’est parce que cette mémorisation fait appel à la mémoire sémantique, c’est-à-dire une mémoire des faits et des concepts, tandis que la raison de l’absence de souvenirs précoce est à chercher du côté d’une autre mémoire: la mémoire épisodique.
Celle-ci concerne les expériences personnellement vécues, autrement dit des épisodes de vie correspondant à un lieu et à un instant donné: le souvenir d’un repas de Noël, d’un anniversaire ou de tout autre événement auquel on a participé dans un contexte, un lieu et à un moment déterminés. Ce sont ces souvenirs qui sont oubliés avec l’amnésie de l’enfance.
La mémoire épisodique est particulièrement tributaire d’une région du cerveau appelée hippocampe (dont la forme évoque celle de cet étrange poisson, d’où son nom), située dans le repli interne du lobe temporal. C’est à son niveau que démarre la dégénérescence des neurones de la maladie d’Alzheimer.
L’hippocampe est également en cause dans l’accident vasculaire cérébral (AVC) amnésique, l’épilepsie amnésique, ou encore l’ictus amnésique – un trouble spectaculaire, mais heureusement réversible, qui se traduit par l’impossibilité temporaire de former de nouveaux souvenirs.
LA LENTE MATURATION DE L’HIPPOCAMPE
Débutant à la troisième semaine de gestation, le développement du cerveau humain s’étale sur de nombreuses années: il se prolonge jusqu’aux environs de 25 ans, au point que l’on parle parfois d’une longue " adolescence cérébrale". Reste que toutes les régions cérébrales ne se développent pas en même temps ni au même rythme. Qu’en est-il de l’hippocampe?
Jusqu’à 2 ans, son volume augmente de manière très importante: il va même jusqu’à doubler. Ensuite, le volume de l’hippocampe change peu. Mais en revanche, à l’intérieur, on assiste à une maturation des différentes parties – ou régions – qui le constituent, et assurent chacune une fonction spécifique. Or ces régions sont organisées selon des circuits qui servent à créer et récupérer les souvenirs, et c’est aux environs de 6 ans que le plus complexe d’entre eux achève de se mettre en place.
Il existe donc une relation directe entre la maturation de l’hippocampe et le développement de la mémoire épisodique. Vers 2 ans, âge à partir duquel, bien que rares et peu précis, des souvenirs épisodiques sont formés, l’hippocampe atteint une taille quasi définitive. Et autour de 6 ans, c’est-à-dire à la fin de l’amnésie de l’enfance, l’organisation interne des circuits de l’hippocampe devient comparable à celle de l’adulte.
Cette relation n’éclaire pas pour autant la rareté des souvenirs épisodiques avant l’âge de 6 ans: quels mécanismes peut-on invoquer pour expliquer l’amnésie de l’enfance?
Par Antoine BOUYEURE, doctorant en neurosciences cognitives, université de Paris.