Les " hauts potentiels " en entreprise ne sont pas forcément des hauts potentiels intellectuels
Les entreprises recherchent activement leurs futurs dirigeants. Dans cette quête, un terme revient souvent: celui de "haut potentiel". Mais que signifie-t-il réellement?
Est-ce une simple capacité intellectuelle supérieure,
une aptitude relationnelle hors norme, ou un talent décelé pour évoluer dans l’organisation,
Derrière ce concept très utilisé, et les sigles HPI, HPE ou HiPo, se cache une réalité plus nuancée – et parfois mal comprise.
Le terme "haut potentiel" est devenu omniprésent dans les discours en ressources humaines. Pourtant, il n’existe pas de définition univoque. Les instruments et les travaux sur lesquels s’appuie cette notion restent fragiles. Ils obligent à la prudence quant à son utilisation sociale, dans le monde de l’entreprise notamment.
Si les capacités d’apprentissage des hauts potentiels ont été mises en évidence, la question de leur recrutement soulève des questions. Les profils haut potentiel, autrement qualifiés d’"atypiques", séduiraient de plus en plus les entreprises et permettrait une éclosion d’offre de cabinets de recrutement ou de coaching.
Ici la prudence s’impose, car en vertu du principe de non-discrimination dans le Code du travail, l’offre d’emploi doit rester suffisamment ouverte pour rester légale et attractive. C’est ici que mettre l’accent, dans une annonce ciblée pour des hauts potentiels, sur les compétences d’apprentissage et la dimension évolutive du poste prend tout son sens.
TROIS FORMES DE HAUT POTENTIEL
Il désigne une personne au quotient intellectuel (QI) élevé. Selon le psychologue David Wechsler, dont les échelles (WAIS, WISC) sont parmi les plus utilisées, " le quotient intellectuel représente la capacité globale d’un individu à agir de façon réfléchie, à penser rationnellement et à interagir efficacement avec son environnement ". Il s’agit du haut potentiel au sens psychométrique.
Comme le soulignait le psychologue Howard Gardner dès 1983 dans Frames of Mind, le QI n’est qu’un indicateur parmi d’autres. L’intelligence ne se limite pas à sa dimension logico-mathématique: elle est aussi interpersonnelle, spatiale ou kinesthésique (perception consciente des mouvements). Un ingénieur brillant peut peiner à diriger une équipe s’il n’a pas développé les compétences relationnelles nécessaires.
HAUT POTENTIEL EMOTIONNEL (HPE)
Selon la définition fondatrice des psychologues Peter Salovey et John Mayer, l’intelligence émotionnelle est "la capacité à surveiller ses propres émotions et celles des autres, à les discriminer parmi elles et à utiliser cette information pour orienter sa pensée et ses actions".
Le terme " haut potentiel émotionnel "circule dans la "vulgarisation psychologique", mais il ne fait pas l’objet d’une reconnaissance académique au même titre que le QI ou l’intelligence émotionnelle. Un manager doté d’un haut quotient émotionnel saura motiver, gérer les tensions, accompagner les transitions.
HAUT POTENTIEL DIT " TALENT DE L’ENTREPRISE " (HP-TALENT)
Il est celui que l’organisation repère comme un futur leader à fort potentiel de développement, le High Potential Employee (HiPo). Selon les psychologues Rob Silzer et Allan Church, "les employés à haut potentiel sont ceux qui démontrent la capacité et la motivation à progresser rapidement vers des rôles de leadership ou des missions clés qui soutiennent la stratégie de l’organisation".
Selon ces auteurs, il est identifié par des qualités comme " l’agilité d’apprentissage, le leadership émergent et le dynamisme collectif ". Dans cette perspective, et afin de créer un vivier de hauts potentiels, les grandes entreprises mettent en place des programmes de leadership destinés à accompagner ces profils de collaborateurs prometteurs.
APPROPRIATION DU CONCEPT PAR L’ENTREPRISE AU XXᵉ SIECLE
Dans le langage managérial, être identifié comme un " haut potentiel " (ou HiPo) est souvent perçu comme un tremplin vers les postes de direction. Cette notion, omniprésente dans les politiques RH contemporaines, n’a pas toujours existé. Son origine n’a que peu à voir avec celle du " haut potentiel intellectuel " issu des tests de QI.
Le test Binet et Simon est un test de développement intellectuel mis au point par le psychologue Alfred Binet avec l’aide du psychiatre Théodore Simon. Wikimedia
Le mot "potentiel" émerge au début du XXe siècle dans la psychologie de l’intelligence, avec les travaux fondateurs des Français Alfred Binet et Théodore Simon en 1905. Le "haut potentiel" renvoie à des aptitudes cognitives exceptionnelles, mesurées par des tests standardisés, notamment ceux développés par Lewis Terman en 1916). L’idée de potentiel désigne une capacité intellectuelle mesurable et innée.
Le monde de l’entreprise ne s’approprie le concept qu’un demi-siècle plus tard. Dans les années 1950–1960 aux États-Unis, les grandes firmes, comme General Electric, AT&T ou IBM, créent des dispositifs pour repérer les futurs dirigeants. Ces Assessment Centers, inspirés des méthodes de sélection militaire, visent à identifier des individus capables d’apprendre vite, de s’adapter et de diriger.
Le "potentiel" devient alors managérial plutôt qu’intellectuel. À partir des années 1990, la notion s’élargit encore avec la popularisation de l’intelligence émotionnelle (IE), conceptualisée par Peter Salovey et John Mayer, comme mentionné auparavant. Cette capacité à reconnaître, comprendre et réguler les émotions – les siennes comme celles des autres – s’impose comme un atout majeur du leadership contemporain.
"Haut potentiel" au sein de Veolia Eau
Les différents types de HP (I, E et HiPo) ne fonctionnent pas de la même manière dans les organisations. Une étude qualitative menée par Claire Papier auprès de cadres de Veolia Eau en offre une illustration.
Certains voient dans le concept de HP un clin d’œil au " haut potentiel intellectuel " (HPI) ou émotionnel (HPE), popularisés par la psychologie contemporaine. Dans les faits, ces profils coexistent, mais seul le HiPo (High Potential Employee) constitue une catégorie reconnue dans les pratiques de gestion des talents.
UNE PERSONNE A HAUT POTENTIEL INTELLECTUEL (HPI)
Elle est souvent perçue comme une "machine de guerre intellectuelle". Elle dispose d’une capacité de mise à distance émotionnelle, une sorte de régulation rationnelle des affects. Cela peut s’avérer utile dans des contextes de crise ou de forte pression.
Ces atouts ne suffisent pas, en soi, à garantir une réussite professionnelle: certaines organisations peuvent même peiner à intégrer ces profils perçus comme atypiques ou exigeants.
UNE PERSONNE A HAUT POTENTIEL EMOTIONNEL (HPE)
Elle excelle dans les interactions sociales. Leur diplomatie, leur capacité d’écoute et leur empathie en font des leaders naturels dans des environnements complexes.
Leur atout réside dans la compréhension des émotions et de la qualité relationnelle, essentielles dans les métiers du management, du soin ou de la médiation.
LA NOTION DE HIPO
Ces salariés sont identifiés comme ayant la capacité, la motivation et le potentiel de leadership nécessaires pour évoluer vers des fonctions stratégiques. Certains HPI ou HPE peuvent devenir HiPo – s’ils mettent leurs talents intellectuels ou émotionnels au service de la performance collective.
En somme, être HPI ou HPE peut être un atout. Si le HiPo n’est pas forcément un "génie" ou un "hypersensible", c’est avant tout quelqu’un capable d’apprendre vite, de s’adapter et de fédérer.
Un cadre de Veolia l’exprime en ces termes:
" C’est quelqu’un qui peut faire un métier, mais qui a aussi les ressources intellectuelles, physiques et émotionnelles pour évoluer vers d’autres fonctions, prendre un poste de manager et monter dans la hiérarchie sans rester sur ses acquis".
COMMENT LES REPERER ET NE PAS PASSER A COTE
La détection des personnes à hauts potentiels en entreprise dépasse aujourd’hui la simple évaluation des performances passées. Elle doit intégrer dorénavant des dimensions plus qualitatives, comme la capacité d’apprentissage, l’agilité et l’orientation collective. Selon Nicky Dries et Roland Pepermans, l’identification des talents repose sur un équilibre entre compétences actuelles et celles potentielles de développement futur.
Le potentiel n’est pas une compétence figée dans le temps, mais une trajectoire contextuelle. Il dépend de l’environnement, de l’accompagnement et de la reconnaissance. Sans cela, ces profils peuvent s’épuiser, se démobiliser ou quitter l’entreprise.
Quelle que soit la forme de haut potentiel envisagée, une dimension apparaît cruciale: le sens éthique du leadership.
Une personne HPI, souvent hypersensible à la notion de justice, pourra faire des choix professionnels dictés par des valeurs équitables. Un profil HPE privilégiera la bienveillance, le respect et la qualité des relations humaines). Quant au HP-Talent, sa sensibilité à la culture organisationnelle l’amènera à s’aligner – ou à s’éloigner – selon la vision éthique portée par l’entreprise.
Notre article sur le leadership empathique d’un Prix Nobel de la paix a mis en évidence l’importance, chez un leader " hors norme ", de l’éthique.
Selon Les Mots De Muhammad Yunus:
"Un leadership qui n’est pas éthique, ne mène nulle part".
Le leadership de Muhammad Yunus révèle une combinaison remarquable de capacités intellectuelles et émotionnelles. D’un côté, Yunus démontre une aptitude exceptionnelle à concevoir, articuler et mettre en œuvre un modèle de micro-crédit qui a profondément transformé la finance sociale – signe d’un fonctionnement cognitif sophistiqué, caractéristique d’un haut potentiel intellectuel. De l’autre, l’étude souligne son haut degré d’empathie, sa gestion fine des émotions et sa capacité à mobiliser collectivement autour de valeurs humanistes – autant de traits associés à un haut potentiel émotionnel.
Sans prétendre à une évaluation formelle, qui mériterait d’être approfondie, il semble néanmoins possible de considérer que Yunus incarne un double potentiel: à la fois cognitif et émotionnel. C’est sans doute cette alliance entre la pensée et l’émotion, entre le " penser " et le " ressentir/agir ", qui alimente chez lui une forme singulière de leadership – à la fois éthique, visionnaire et profondément humain.
Car, en définitive, c’est la variable humaine qui donne au haut potentiel sa " couleur " managériale – rationnelle, émotionnelle, ou systémique – et sa posture éthique.
Auteur: Catherine Pourquier - Professeur de Conduite du Changement, Burgundy School of Business - The Conversation - CC BY ND