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Science - Page 3

  • ChatGPT, nouvel oracle pour soulager nos angoisses.

    Auteur: Jocelyn Lachance -  Chargé de recherche, docteur HDR en sociologie, Université de Guyane

    The Conversation France - CC BY ND

    Et si poser frénétiquement des questions à ChatGPT relevait moins d’une quête de vérité que d’un besoin de conjurer l’angoisse. À l’ère du numérique, assistons-nous au retour des oracles.

    Les humains confrontés à l’incertitude ont besoin de moyens pour en conjurer les effets potentiellement délétères sur leur vie. Que nous considérions cela comme un simple instinct de survie ou un héritage culturel, un fait demeure: dans de nombreuses sociétés, des rituels spécifiques sont disponibles pour gérer ces incertitudes. L’oracle est l’un de ces rituels les plus connus en Occident du fait de l’importance de la Grèce antique dans notre imaginaire collectif.

    Un puissant ou un citoyen lambda se pose des questions sur son avenir, il consulte alors la Pythie, prêtresse de l’oracle, pour qu’elle lise les signes des dieux. Mais attention, contrairement à ce que la croyance populaire propage, il ne s’agit pas de "prédire l’avenir", mais de dire au solliciteur ce qu’il doit penser et faire pour s’assurer d’un destin plus favorable. En d’autres termes, on lui dit comment lire la complexité du monde et comment agir pour infléchir son avenir.

    La logique oraculaire se décline d’une société à une autre sous des formes diverses. Mais, que ce soit l’astrologie, la divination, la lecture des entrailles ou du vol des oiseaux, que ce soit dans l’invocation des dieux et même dans la prière, elle se caractérise toujours par le même enchaînement logique et ses résultats attendus sont toujours semblables: il s’agit de se conformer à une manière d’interroger l’avenir, de partager ses inquiétudes avec les autres, afin de déterminer à plusieurs " ce qu’il faut penser " et " ce qu’il faut faire ".

    Ainsi s’expriment les rites oraculaires: à partir d’un sentiment d’incertitude, l’individu s’engage auprès d’un " expert ", qui l’accompagne pour comprendre ce qui se trame et ce qui peut advenir. Le rituel transforme sa question en une action à commettre: il faut planter un arbre, sacrifier une bête, faire un pèlerinage, etc. Ainsi l’humanité s’est-elle construite en traversant les peurs et les crises, mais surtout en s’appuyant sur ce moyen ancien de gérer collectivement les inquiétudes.

    Les sociétés occidentales ont remplacé les rites oraculaires par la science. Et lorsque la science fait défaut pour apaiser les craintes, alors la logique de l’oracle est susceptible de reprendre toute la place. En tant qu’humains, nous courrons alors chacun et chacune le risque d’être séduit par ses avantages, en particulier lorsque l’inquiétude s’impose. Dans ce contexte, ce qui compte le plus, c’est le bénéfice que procure la logique oraculaire. Mettre en forme le questionnement. Partager ses inquiétudes avec un " expert ". Obtenir une réponse aux questions: que dois-je penser. et que dois-je faire.

    Il ne s’agit pas de "prédire l’avenir", mais de procurer le sentiment d’avoir une prise sur son "destin".

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    Malgré le triomphe des Lumières et de la science, dont nous sentons parfois le déclin, la logique oraculaire persiste dans ses formes anciennes. Par exemple, le succès constant de l’astrologie trahit notre tendance collective à nous reposer sur ce moyen de réguler l’angoisse. Plus d’inquiétude et moins de science impliquent toujours le risque plus grand du retour de l’humain vers la logique oraculaire. Il faut bien trouver de l’apaisement dans un contexte anxiogène…

    L’IA EST UN ORACLE QUI NE PREDIT PAS L’AVENIR

    Parmi les nombreux usages de l’intelligence artificielle générative (IA), plusieurs révèlent le retour de la logique oraculaire. L’IA appuie ses analyses sur un ensemble de données. Ce sont les signes contemporains. On consulte Internet. On consulte les moteurs de recherche. Et on consulte l’IA.

    On lui pose une question. L’IA lit les signes disponibles et, devant l’immensité de l’information disponible, elle redonne à un monde complexe un semblant de cohérence. Elle formule une interprétation. Elle rend lisible ce qui ne l’était pas aux yeux de l’individu. Ainsi, devant des incertitudes sans doute légitimes, des jeunes nous révèlent consulter l’IA, comme Kelly 17 ans, qui nous raconte dans le cadre d’une enquête que nous menons:

        "Nous, les filles en général, on a déjà eu cette appréhension, par exemple pour les premières règles, le premier rapport. J’en n’ai pas forcément parlé à ma mère ou à un médecin donc j’ai cherché sur Google. Et c’est vrai que j’avais des trucs pas cool quoi, qui m’ont pas mal fait cogiter certaines nuits […]. Quand j’ai eu mes toutes premières règles, j’ai demandé [à Google] pourquoi le sang devenait marron, des choses comme ça. Et c’est vrai que les réponses, rapidement, c’était: “Ah, bah! Vous avez peut-être un cancer.” Je trouve qu’il y a vachement plus de bêtises sur Internet alors que l’IA, une fois qu’on a confiance en elle, on voit que ce n’est pas des bêtises ce qu’elle raconte. C’est bien pour se reposer et arrêter d’avoir peur de tout et de rien, en fait".

    "L’IA, c’est bien pour se reposer. Pour arrêter d’avoir peur". Non seulement, l’IA remplit, dans cet exemple, la fonction du rite oraculaire, mais elle permet la mise en scène de son processus rituel: une incertitude ressentie, la formulation d’une question, la remise de soi à un "expert", l’attente d’une interprétation qui dit quoi penser et éventuellement quoi faire ainsi que la conjuration provisoire du sentiment d’incertitude.

    D’ailleurs, dans cette enquête que nous menons auprès des jeunes sur leurs usages de l’IA, la logique oraculaire se décline de différentes manières. Par exemple, la plupart d’entre eux n’utilisent pas l’IA en permanence pour leurs travaux scolaires, mais plutôt lorsqu’ils ne savent pas quoi répondre, qu’ils ne comprennent pas ou que la pression est trop forte, c’est-à-dire lorsque l’inquiétude face à l’avenir rapproché de l’évaluation devient insupportable. Que l’IA ne formule pas la vérité, mais des réponses plausibles, cela n’est plus toujours le plus important dans ce contexte. Ce qui compte, pour l’individu oraculaire, c’est d’abord l’effet d’apaisement que permet son usage.

    UN ORACLE 2.0.

    L’activité de la consultation est devenue omniprésente, journalière même. On peut utiliser l’IA pour lui poser des questions. On peut également lui demander de générer des images qui mettent en scène des scénarios apocalyptiques. Il s’agit toujours de passer de l’activité cognitive de la rumination ou du questionnement existentiel à une action rituelle, incluant ici des dispositifs informationnels. Mais il est aussi possible de s’en remettre à des "experts", qui liront la complexité du monde, pour le bénéfice du consultant.

    Ainsi, il n’est pas surprenant que YouTube ait vu apparaître en quelques années quantité d’experts de tous horizons, dont l’objectivité et la rigueur d’analyse peuvent souvent être critiquées. Car si les individus qui les suivent écoutent attentivement ce qu’ils ont à dire, ce n’est plus toujours pour bénéficier de contenu partagé, mais pour la possibilité d’accéder à de nouveaux processus rituels.

    Ainsi, des amateurs de youtubeurs et de twitcheurs mettent en avant le fait qu’ils abordent les "vrais sujets", qu’il est possible de poser les "vraies questions", d’avoir le sentiment d’une " proximité relationnelle " avec les producteurs de contenu, alors que, dans les faits, l’asymétrie règne. En d’autres termes, les questions individuelles sont ici déléguées à un expert qui déchiffre un monde complexe. Il remplit ainsi la fonction d’apaisement autrefois jouée par les rites oraculaires.

    Soyons clairs: tous les amateurs de youtubeurs et de twitcheurs ne se retrouvent pas dans ce cas de figure, loin de là. Mais les individus oraculaires accordent plus d’importance aux bénéfices obtenus en termes d’apaisement des inquiétudes qu’à l’objectivité et à la vérité. Et certains youtubeurs et twitcheurs instrumentalisent clairement le retour de l’oracle à l’ère du numérique. Une lecture socio-anthropologique nous permet alors de désigner certains d’entre eux comme de " nouveaux devins contemporains ". Non pas parce qu’ils prédisent l’avenir, mais parce qu’ils offrent des manières de penser un monde incertain et, souvent, d’agir malgré les craintes, comme en leur temps, les " experts de la divination ".

    Qu’ils mobilisent des croyances religieuses ou techno-scientifiques, qu’ils se nourrissent de propositions loufoques, voire de théories du complot, nous pouvons penser que ces oracles numériques trouveront un nombre croissant d’adeptes dans un monde de plus en plus incertain. Car, pour des individus inquiets, la logique oraculaire colmate la détresse et enraye provisoirement la souffrance.

    Ainsi des individus courent-ils le risque que la recherche d’apaisement devienne à leurs yeux plus importante que la découverte des faits objectifs. Et que la quête de vérité soit oubliée, et même abandonnée, au profit du soulagement de nos angoisses modernes.

     

     

  • Le cerveau peut rester jeune à 80 ans:

    l’énigme des " SuperAgers " enfin décryptée

    Des traits biologiques et comportementaux spécifiques à la base de leur résilience cérébrale.

    En analysant 25 ans de données pour tenter de percer les secrets des " SuperAgers ", ces personnes dotées d’une mémoire exceptionnelle à plus de 80 ans, des chercheurs ont découvert qu’elles remettent en question la croyance de longue date selon laquelle le déclin cognitif accompagne inévitablement le vieillissement. Ces personnes possèderaient des traits biologiques et comportementaux spécifiques leur conférant une étonnante résilience cérébrale même à un âge avancé. Ces données pourraient, à terme, mener à de nouvelles stratégies pour retarder le vieillissement cérébral chez les individus normaux.

    Le cerveau humain est un système dynamique dont la plasticité se construit et évolue au fil du temps. Du début de développement jusqu’à l’âge adulte, la plasticité fonctionnelle et constructive domine. Cependant, cette plasticité diminue avec le vieillissement, parallèlement à celui de l’ensemble de l’organisme. Une coupure à la peau met par exemple deux fois plus de temps à cicatriser à 40 ans qu’à 20 ans et la régénération cérébrale après une lésion est significativement plus rapide chez les jeunes adultes, lors d’expériences sur des rats.

    Bien que les effets du vieillissement impactent tous les organes du corps, le cerveau y est particulièrement vulnérable. Cela s’explique par le fait que la plupart des neurones du système nerveux central des adultes sont post-mitotiques, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent plus se diviser et que leur nombre est établi après la fin du développement cérébral, les rendant ainsi plus vulnérables aux effets du temps.

    D’autre part, mis à part la transmission des signaux nerveux, les neurones transportent d’énormes quantités d’organites et consomment beaucoup d’énergie pour le traitement des informations. Compte tenu de cette charge de travail et de l’usure qui en résulte, il n’est pas étonnant que les neurones soient plus exposés aux effets du vieillissement. Les cerveaux vieillissants perdent d’ailleurs en poids, en volume, en tailles de neurones et de synapses, sont plus réactifs à l’inflammation, etc.

    DES CERVEAUX QUI DEFIENT LE TEMPS

    Ces effets ont poussé les neurobiologistes à penser que le déclin cognitif est une conséquence inévitable du vieillissement. Cependant, certaines personnes âgées semblent échapper à la règle. Elles continuent d’acquérir beaucoup de nouvelles informations, de gérer des situations complexes et même de montrer une créativité accrue à un âge avancé. Surnommées SuperAgers, ces personnes exceptionnelles présentent des performances de mémoire qui équivalent à celles d’individus âgés d’au moins trois décennies de moins.

    Les chercheurs de l’Université Northwestern, aux États-Unis, étudient ces personnes depuis 25 ans pour tenter de comprendre pourquoi leur cerveau semble ne pas subir les effets du vieillissement. Ils ont découvert des caractéristiques biologiques uniques qui pourraient expliquer leur résistance au déclin cognitif.

    "Nos résultats montrent qu’une mémoire exceptionnelle à un âge avancé est non seulement possible, mais qu’elle est liée à un profil neurobiologique particulier ", explique dans un communiqué, Sandra Weintraub, professeur de psychiatrie et de sciences du comportement et de neurologie à la Feinberg School of Medicine de l’Université Northwestern".

    "Cela ouvre la voie à de nouvelles interventions visant à préserver la santé cérébrale jusqu’à un âge avancé", indique l’experte.

    superagers

    Les participants à l’étude SuperAging de l’Université Northwestern se sont réunis le 24 mai 2013 pour discuter et socialiser. © Ben Kesling/Wall Street Journal

    LA SOCIABILITE: UN TRAIT COMMUN DES SUPERAGERS

    Le terme SuperAger a été inventé à la fin des années 1990 par Marsel Mesulam, le fondateur du Mesulam Center for Cognitive Neurology and Alzheimer’s Disease de l’Université Northwestern, à l’origine du programme SuperAging. Le programme a été créé à la suite de la découverte fortuite d’une patiente de 81 ans qui ne présentait aucun signe de déficience fonctionnelle cérébrale et qui obtenait des scores de mémoire très élevés pour son âge.

    En effectuant l’analyse post-mortem de son cerveau, les chercheurs du Northwestern ont été surpris de constater qu’il ne présentait qu’un seul enchevêtrement neurofibrillaire dans une section hémisphérique complète du cortex entorhinal, une situation rare à cet âge, même chez les personnes sans anomalie cognitive connue. Depuis 2000, 290 personnes se sont inscrites au programme SuperAging et 77 dons de cerveaux post-mortem ont pu être analysés. Les participants sont évalués chaque année et peuvent choisir de faire don de leur cerveau pour une analyse post-mortem.

    "De nombreuses conclusions de cette étude proviennent de l’examen d’échantillons de cerveaux de SuperAgers généreux et dévoués qui ont été suivis pendant des décennies ", a déclaré Tamar Gefen, co-auteur de la nouvelle étude et professeur associé de psychiatrie et de sciences du comportement à Feinberg et directeur du laboratoire de neuropsychologie translationnelle de Feinberg et neuropsychologue au Mesulam Center.

    Les résultats – publiés dans la revue Alzheimer’s & Dementia – révèlent que la sociabilité constitue un trait commun entre les SuperAgers, malgré des modes de vie diversifiés et des approches variées quant aux exercices qu’ils effectuent. Ils obtiennent au moins un score de 9 sur 15 à un test de mémoire standard, ce qui est équivalent à ceux d’individus dans la cinquantaine ou la soixantaine.

    UNE RESISTANCE ET UNE RESILIENCE AUX PROCESSUS NEURODEGENERATIFS

    Mais si les chercheurs ont constaté des différences notables dans le mode de vie et la personnalité des SuperAgers, "c’est vraiment ce que nous avons découvert dans leur cerveau qui a été si bouleversant pour nous", indique Weintraub.

    En effet, certains des cerveaux autopsiés contenaient des agrégats de protéines tau et amyloïdes, connues pour leur implication dans la progression des maladies neurodégénératives comme Alzheimer. Cependant, d’autres n’en contenaient pas du tout.

    Les experts en ont déduit qu’il existe deux mécanismes par lesquels certaines personnes deviennent des SuperAgers.

    Le premier consiste en une résistance, notamment pour celles qui ne produisent pas du tout de protéines toxiques, tandis que le deuxième consiste en une résilience, où les personnes en produisent mais n’y sont pas affectées.

    Les chercheurs ont également constaté que les SuperAgers avaient globalement une structure cérébrale plus jeune. Contrairement aux cerveaux vieillissants normaux, leurs cerveaux ne présentent pas d’amincissement significatif du cortex, une région essentielle au traitement des informations liées à la prise de décision, aux émotions et à la motivation. Ils possèdent même un cortex cingulaire antérieur (impliqué dans la perception de la douleur, le traitement des récompenses, la surveillance des actions et la détection des erreurs) plus épais que ceux des jeunes adultes.

    Par ailleurs, leurs cerveaux présentaient des caractéristiques cellulaires uniques. Ils comportent plus de neurones de von Economo, des neurones spécialisés dans les comportements sociaux.

    Ils comportent également des neurones entorhinaux (essentiels à la mémorisation) plus volumineux que ceux de leurs pairs typiques. Les experts espèrent que ces données pourraient contribuer au développement de stratégies visant à promouvoir la résilience cognitive et à prévenir les maladies neurodégénératives.

     

  • Sommes-nous plus bêtes que nos parents?

    https://doi.org/10.64628/AAK.rhheaudkp

     

    Vous avez peut-être entendu parler du déclin de l’intelligence? C’est cette idée selon laquelle le quotient intellectuel moyen a tendance à diminuer dans le monde occidental. De quoi s’alarmer sur l’état du monde, les politiques publiques, l’éducation et l’avenir de la jeunesse! Ce déclin existe-t-il vraiment?

    Le déclin de l’intelligence est à la mode depuis quelques années. Le documentaire "Demain, tous crétins?" diffusé par Arte en 2017 a diffusé cette polémique en France. La presse s'en est rapidement emparée à travers des titres alarmistes, comme "Le QI des Français en chute libre", "Et si l'humanité était en train de basculer dans l'imbécillité?", ou même "Alerte! Le QI des Asiatiques explose, le nôtre baisse".

    On s’est inquiété, et comme dans toute panique morale, des coupables ont été désignés. Selon leurs orientations politiques, les commentateurs ont blâmé les pesticides et perturbateurs endocriniens, la désaffection pour la lecture, la réforme de l’orthographe, la construction européenne, ou bien sûr, l’exposition aux écrans.

    UNE INTELLIGENCE GLOBALE EN HAUSSE

    Avant de chercher pourquoi l’intelligence déclinerait, encore faut-il être sûrs qu’elle décline. Cette idée d’une diminution de l’intelligence est pour le moins surprenante, car l’intelligence moyenne a plutôt augmenté au cours du XXe siècle. Plusieurs centaines d’études impliquant des millions de participants dans plus de 70 pays montrent qu’en moyenne, chaque génération fait mieux que la précédente sur les tests d’intelligence. Si on préfère parler en termes de quotient intellectuel (QI: le score global à travers un ensemble d’épreuves d’intelligence – sa moyenne est fixée à 100, la plupart des gens se situent entre 85 et 115), le quotient intellectuel moyen a augmenté d’environ 3 points tous les dix ans depuis le début du XXe siècle.

    Cette augmentation de l’intelligence moyenne à chaque génération s’appelle l’effet Flynn. On connaît l’effet Flynn depuis les années 1930, et on l’attribue aux grandes améliorations du XXe siècle , telles que la baisse de la malnutrition et des maladies infantiles, ou le développement de la scolarisation. Aujourd’hui, il est ralenti dans les pays développés, mais continue à pleine vitesse dans les pays en voie de développement (les scores d’intelligence y augmentent deux fois plus vite, environ, que dans le monde occidental).

    Que notre effet Flynn ralentisse ou s’interrompe, rien d’étonnant: la scolarisation et les qualités de notre système sanitaire ne progressent plus à grande vitesse. Mais un déclin de l’intelligence? De petites baisses sont bien retrouvées par une poignée d’études, mais elles sont sans commune mesure avec les gains du XXe siècle. L’exemple de la Norvège (Figure 1) est frappant: ces données de grande qualité (jusqu’au début du XXIe siècle, la Norvège a évalué l’intelligence de l’ensemble de sa population masculine dans le cadre du service militaire obligatoire) montrent bien une petite diminution dans les années 2000, mais elle tient plus de la fluctuation aléatoire.

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    Scores moyens d’intelligence en Norvège, rapportés à une base 100 en 1938. Données adaptées de Sundet et al. (2004, 2014). Fourni par l'auteur

    UNE ETUDE POUR LE MOINS CRITIQUABLE

    D’où vient, alors, l’idée que l’intelligence s’effondrerait en France? La littérature ne contient qu’une unique étude d'Edward Dutton et Richard Lynn portant sur un échantillon de 79 personnes. C’est un très petit échantillon pour déclencher une panique morale, bien sûr: 79 personnes ne sont pas vraiment représentatives de la France dans son ensemble. Quand on crée un test d’intelligence, on l’étalonne plutôt sur un échantillon d’au moins 1000 personnes pour avoir une bonne estimation de la moyenne (c’est le cas de l’échelle d’intelligence pour adultes de Wechsler, la WAIS, la plus utilisée en France).

    Mais le problème de cette étude est surtout dans sa méthode et dans ses résultats. Notre petit groupe de 79 personnes a passé deux tests d’intelligence en 2009: un ancien test d’intelligence (la WAIS-III, étalonnée en 1999), et un test plus récent (la WAIS-IV, étalonnée en 2009).

    En comparant les résultats de ce groupe de 79 personnes à la moyenne de l’échantillon de référence pour chacun de ces tests, Dutton et Lynn constatent que les résultats de ce groupe sont légèrement plus faibles que la moyenne sur l’ancien test d’intelligence, et légèrement plus élevés que la moyenne sur le nouveau test; ils en déduisent qu’il était plus difficile d’obtenir un bon score sur le test de 1999… donc que l’intelligence moyenne a diminué entre 1999 et 2009.

    Sur le principe, le constat de Dutton et Lynn est correct: nous avons tendance à faire moins bien sur les anciens tests d’intelligence (nous avons répliqué ce résultat à un peu plus grande échelle). Mais le problème est qu’il y a d’autres raisons qu’un déclin de l’intelligence pour expliquer que les gens fassent moins bien en 2009 sur un test paru en 1999.

    Pour bien comprendre, il faut s’intéresser au contenu du test. Un test d’intelligence de type WAIS est composé d’un ensemble d’épreuves qui mesurent des choses différentes: le raisonnement logique abstrait (ce qu’on entend généralement par "intelligence": compléter une série de figures géométriques, reproduire un dessin abstrait à l’aide de cubes…), mais aussi les connaissances (vocabulaire, culture générale…), la mémoire, ou encore la vitesse de traitement de l’information.

    Dans l’étude de Dutton et Lynn, les scores sont en fait rigoureusement stables dans le temps pour le raisonnement logique abstrait, la mémoire ou la vitesse de traitement, qui ne déclinent donc pas: les seuls scores qui sont plus faibles en 2009 qu’en 1999, ce sont les scores de connaissances. On retrouve exactement la même chose dans d’autres pays, comme la Norvège: le raisonnement logique abstrait est constant dans le temps tandis que les scores de connaissance deviennent plus faibles sur les anciens tests.

    LES TESTS DOIVENT REGULIEREMENT ETRE MIS A JOUR

    L’intelligence générale ne décline donc pas, ni en France ni dans le monde occidental. Dans ce cas peut-on au moins se plaindre que les connaissances ont décliné: la culture se perd, les jeunes n’apprennent plus rien? Même pas: si les gens font moins bien sur les anciennes versions des tests d’intelligence, c’est tout simplement parce que les questions deviennent obsolètes avec le temps. La WAIS-III demandait aux Français de calculer des prix en francs, de comparer les caractéristiques des douaniers et des instituteurs, de citer des auteurs célèbres du XXe siècle. Avec le temps, ces questions sont devenues plus difficiles. Les scores au test ont baissé, mais pas l’intelligence elle-même. Nous avons montré que cette obsolescence suffit à expliquer intégralement les résultats de Dutton et Lynn.

    Voici un petit exemple, tiré du tout premier test d’intelligence: il s’agit d’un texte à compléter, destiné à évaluer la présence d’une déficience chez de jeunes enfants. Pouvez-vous faire aussi bien qu’un enfant de 1905 en retrouvant les neuf mots manquants?

    Il fait beau, le ciel est —1—. Le soleil a vite séché le linge que les blanchisseuses ont étendu sur la corde. La toile, d’un blanc de neige, brille à fatiguer les —2—. Les ouvrières ramassent les grands draps; ils sont raides comme s’ils avaient été —3—. Elles les secouent en les tenant par les quatre —5—; elles en frappent l’air qui claque avec —6—. Pendant ce temps, la maîtresse de ménage repasse le linge fin. Elle a des fers qu’elle prend et repose l’un après l’autre sur le —7—. La petite Marie, qui soigne sa poupée, aurait bien envie, elle aussi, de faire du —8—.

    Mais elle n’a pas reçu la permission de toucher aux —9—.

    Les mots "amidonnés" (3), "poêle" (7), et "fers" (9) vous ont probablement posé plus de problèmes qu’à un enfant de 1905; mais vous conviendrez sûrement que cette difficulté ne dit pas grand-chose de votre intelligence. Les scores d’intelligence sur ce test ont bien décliné, mais c’est plutôt l’évolution technologique du repassage qui rend le test obsolète. De la même façon, la probabilité qu’une personne dotée d’une intelligence moyenne (QI=100) réponde correctement à une question de la WAIS portant sur la pièce de théâtre Faust était de 27% en 1999, elle est de 4% en 2019. Ainsi, les scores aux tests de connaissance déclinent naturellement dans le temps, au fur et à mesure que la culture évolue.

    C’est même pour cette raison que de nouvelles versions des tests d’intelligence paraissent régulièrement: la WAIS est remise à jour tous les dix ans environ (et la WAIS-V devrait paraître en 2026).

    Aujourd’hui, nous avons la certitude qu’il n’y a pas réellement de déclin de l’intelligence en France, même si l’effet Flynn est bel et bien interrompu. Le déclin de l’intelligence dans le monde occidental n’est pas un sujet scientifique, mais plutôt un sujet politique – un argument idéal que les déclinistes utilisent pour faire peur, désigner des coupables, et promouvoir des réformes hostiles au changement.

    Si cette idée a autant de succès, c’est probablement qu’elle parle à nos tendances profondes: au second siècle de notre ère, Hésiode se plaignait déjà que les nouvelles générations laissent plus de place à l’oisiveté que les précédentes. Si nous bénéficions d’un droit inaliénable à critiquer les valeurs et les goûts musicaux de nos enfants, une chose est sûre: ils ne sont pas moins intelligents que nous.

    Auteur: Corentin Gonthier - Professeur de psychologie, Nantes Université

    The Conversation France - CC BY ND