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science - Page 7

  • D’où vient l’amnésie précoce?

    Selon la première théorie, proposée par Nora Newcombe et ses collaborateurs en 2007, c’est l’immaturité de l’hippocampe qui serait en cause. Tant que cette structure cérébrale n’aurait pas achevé son développement, la mise en place d’une mémoire épisodique serait impossible. En d’autres termes, si nous n’avons pas de souvenirs épisodiques d’avant nos 2 ans, c’est parce que nous n’en créons pas avant cet âge.

    Ce n’est toutefois pas ce que postule la seconde théorie, proposée par Sheena Josselyn et Paul Frankland en 2012. Pour eux, tout s’explique par la neurogenèse, c’est-à-dire par la création de nouveaux neurones, qui se produit dès après la naissance dans l’hippocampe. Et comme en témoigne l’augmentation de volume de cette structure cérébrale, elle est particulièrement importante pendant la petite enfance.

    D’après cette seconde théorie, l’hippocampe participerait dès le plus jeune âge à la création de nouveaux souvenirs. Mais la neurogenèse viendrait perturber cette capacité. Des neurones existants étant remplacés par de nouveaux neurones, l’accès aux souvenirs précédemment stockés par les premiers pourrait être perdu – tout comme lors de la mise à jour du système d’un ordinateur, il est impossible d’ouvrir de vieux logiciels.

    UNE THEORIE SYNTHETIQUE

    La troisième théorie, proposée par Cristina Alberini et Alessio Travaglia en 2017, constitue en quelque sorte une synthèse des deux autres, en faisant de la petite enfance une période critique, pendant laquelle le cerveau, et en particulier l’hippocampe, "apprend" progressivement à créer des souvenirs et à les rappeler.

    Durant ce moment précis du développement, la plasticité du cerveau est en effet maximale: il peut aisément réorganiser et modifier les connexions entre ses neurones. C’est ce qui en fait une période critique, dans le registre de la mémoire sémantique, pour l’apprentissage des langues. Or d’après Cristina Alberini et Alessio Travaglia, c’est également une période critique pour l’apprentissage de la mise en mémoire et du rappel d’épisodes de vie.

    Cette troisième théorie s’accorde donc avec la première, en considérant que le développement de l’hippocampe n’est pas achevé dans la petite enfance: il lui faut mûrir pour autoriser le traitement, la consolidation et un stockage stable d’informations se rapportant à un événement précis (le contexte, le lieu, la date).

    Elle est aussi compatible avec l’idée d’une neurogenèse perturbant les circuits de la mémoire épisodique, et rendant impossible le rappel de souvenirs formés au plus jeune âge. En postulant que loin d’être perdus à tout jamais, ces souvenirs précoces pourraient demeurer en suspens en étant stockés dans le cerveau sous une forme latente: on ne peut pas se rappeler l’événement (on l’a oublié), mais pour autant, il en reste une trace dans le cerveau, ré-activable par l’exposition à des stimuli appropriés.

    UN PARADOXE QUE L’ON PEUT EXPLIQUER

    Ainsi, l’amnésie infantile pourrait s’expliquer par la période d’apprentissage que constitue la petite enfance pour l’hippocampe. Quant à l’impact d’événements traumatiques précoces sur le développement cognitif en l’absence de souvenirs, bien qu’a priori paradoxal, on peut le justifier par trois arguments.

    Le premier tient compte de l’apprentissage "émotionnel", lequel dépend d’une structure cérébrale – l’amygdale – arrivant à maturation bien avant l’hippocampe: lorsque des événements traumatiques surviennent pendant la petite enfance, nous n’en gardons pas forcément le souvenir, mais ils n’en ont pas moins des effets persistants sur le cerveau, en raison de l’activité de l’amygdale.

    Le second argument est lié à l’idée de souvenirs précoces conservés sous une forme latente: bien qu’inaccessibles au rappel, les traces laissées dans la mémoire par des épisodes traumatiques pourraient avoir une certaine influence sur le développement cognitif.

    Enfin, le dernier argument tient à la plasticité cérébrale, et plus précisément, à l’importance de ce processus lors de la période critique de la petite enfance. Un événement traumatique précoce pourra ainsi impacter sur le long terme la trajectoire " normale " de développement du cerveau. Plus il est précoce, plus ses effets seront potentiellement importants, car la trajectoire restante est plus longue – autrement dit le développement restant à effectuer est plus conséquent.

    Une dernière interrogation, en guise de conclusion: si nos souvenirs précoces demeurent dans le cerveau sous une forme latente, ne peut-on pas imaginer de les réactiver pour les rappeler à notre mémoire?

    Cela semble possible sur le papier, avec des techniques comme l’optogénétique qui permettent de stimuler certains neurones génétiquement modifiés à l’aide de rayons lumineux, pour conduire au rappel de souvenirs. Mais si elles sont expérimentées chez l’animal, de telles applications sont encore hors de portée chez l’être humain. Doit-on le déplorer ou au contraire s’en réjouir?

  • Comment parler à un alien?

    Imaginez: un appareil étrange atterrit et des extra-terrestres apparaissent. Le bureau des affaires spatiales de l’ONU est en effervescence: des spécialistes de physique, chimie, biologie, communication humaine et animale sont dépêchés sur les lieux. Parmi eux se trouve peut-être un ou une linguiste, pour l’instauration d’un premier contact. Mais comment poser une question – même simple – à des extra-terrestres?

    Par quoi commencer? Comment ne pas commettre d’impair? En attendant que la situation se présente, de nombreux auteurs de science-fiction anticipent et explorent de multiples possibilités, portées parfois à l’écran comme dans le cas de Premier Contact de Denis Villeneuve (2016), film tiré du roman court L’Histoire de ta vie de Ted Chiang (1998). Voyons ce qu’une approche linguistique peut en dire.

    LA BARRIERE DE LA LANGUE

    Comment fait-on lorsque l’on se retrouve face à une personne qui parle une langue dont on ne connaît pas un seul mot? Le premier réflexe, c’est d’identifier une langue que chacun connaît, même mal – l’anglais ou l’espagnol par exemple. Le contact peut alors s’instaurer: on peut demander à l’autre " comment dit-on bonjour dans ta langue maternelle? ", puis enchaîner avec des mots désignant des objets de la vie courante, des verbes et ainsi de suite. Les linguistes de terrain qui vont dans une île du Pacifique pour décrire une langue en danger d’extinction procèdent ainsi, par le biais d’une " langue de contact ".

    Quand aucune langue de contact n’est identifiée, instaurer un contact s’avère bien plus délicat. On aura beau dire " bonjour " ou pointer du doigt vers un objet et nommer cet objet, rien ne nous dit que l’autre comprend. Et quand celui-ci prononce à son tour un mot ou fait un geste, comment savoir s’il dit qu’il a compris, s’il énonce le terme dans sa propre langue, ou s’il enchaîne avec un autre message? Certains ingrédients semblent indispensables à l’instauration d’un premier contact: le geste de désignation, notamment, ainsi que le "oui" et le "non".

    On suppose qu’un geste pointant vers un objet sert à désigner cet objet, et que le mot prononcé simultanément nomme alors l’objet. En partant de ce postulat, on peut imaginer arriver à faire apprendre à l’autre un lexique. Surtout, dès que l’on connaît le mot (ou le geste) pour "oui" et celui pour "non", alors on peut espérer progresser par essais et erreurs. Si la communication avec les animaux reste si aléatoire et insatisfaisante, c’est parce qu’il nous manque ces ingrédients de base.

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  • Une œuvre sonore née d’un cerveau miniature.

    Cultivées en laboratoire, les cellules cérébrales d’un compositeur défunt rejouent quatre ans après sa mort

    La mort marque-t-elle réellement la fin du parcours de l’esprit créatif? Quatre ans après sa disparition, le compositeur Alvin Lucier semble livrer une ultime démonstration de la persistance de l’œuvre. Dans la pénombre feutrée d’une galerie d’art à Perth, des tintements métalliques aux accents de code Morse emplissent l’espace. Aucun interprète à l’horizon: seulement vingt plaques de laiton doré, un enchevêtrement de câbles, et une petite masse organique, pâle et animée de pulsations électriques. Loin de la fiction, l’installation intitulée Revivification interroge les frontières entre vie, mort et création artistique — en utilisant des cellules cérébrales de Lucier, cultivées en laboratoire.

    Figure tutélaire de la musique expérimentale américaine, Alvin Lucier s’est éteint en 2021, à l’âge de 90 ans. Pionnier de l’exploration sonore, il s’était déjà distingué en 1965 avec " Music for Solo Performer ", une œuvre où ses ondes cérébrales, captées par des électrodes, faisaient vibrer des percussions. En 1997, son " Opera with Objects " exploitait la résonance acoustique d’objets du quotidien, comme de simples crayons.

    LA RENAISSANCE CELLULAIRE D’UN COMPOSITEUR VISIONNAIRE

    À l’heure où l’intelligence artificielle imite le style d’artistes, comme en témoigne le phénomène du "Gibbli effect", "Revivification" s’engage dans une voie singulière, résolument biologique". Cette installation cherche à interroger les troublantes possibilités d’étendre la présence d’un individu au-delà des limites apparentes de la mort", explique au ArtNewspaper Nathan Thompson, l’un des concepteurs du projet, accompagné des artistes Guy Ben-Ary, Matt Gingold et du neuroscientifique Stuart Hodgetts.

    Dès 2018, l’équipe avait approché Lucier pour cette collaboration atypique. Ce n’est qu’en 2020, alors âgé de 89 ans et atteint de la maladie de Parkinson, qu’il accepta de léguer un échantillon de son sang, posant ainsi les fondements d’une création posthume hors du commun.

    UN PROCESSUS A LA FRONTIERE DE L’ART ET DE LA BIOTECHNOLOGIE

    Le processus de création de " Revivification " est aussi audacieux que méthodique. Les cellules mono-nucléées issues du sang de Lucier ont été reprogrammées en cellules souches pluripotentes. Sous la supervision du Dr Hodgetts, elles ont ensuite été transformées en organoïdes cérébraux – de petits amas tridimensionnels de neurones reproduisant certaines fonctions du cerveau humain.

    Pour donner forme sonore à cette matière vivante, les chercheurs ont mis au point une technologie sur mesure: les organoïdes ont été implantés sur une trame ultrafine de 64 électrodes. Ce dispositif, conçu en partenariat avec un bio-ingénieur allemand, permet d’enregistrer l’activité neuronale en profondeur, reproduisant partiellement la complexité d’un cerveau en développement. Gingold a ensuite adapté une plateforme open source pour interpréter ces signaux et les convertir en sons.

    Dès lors, l’installation fonctionne comme un système interactif bidirectionnel. Le "cerveau in vitro", logé dans un socle conçu spécialement, génère une activité électrique. Chaque impulsion y est traduite en une note sonore, activant un transducteur et un maillet derrière chacune des vingt plaques de laiton. Il en résulte une composition sonore en perpétuel mouvement, à la fois mécanique et sensible.

    Mais ce n’est pas tout: le dispositif capte également les sons ambiants grâce à des microphones disposés dans la galerie. Voix des visiteurs, vibrations métalliques et autres bruissements sont transformés en signaux électriques, renvoyés à l’organoïde. Cette boucle d’interaction, à la fois sensorielle et neurologique, ouvre la voie à une hypothèse vertigineuse: celle d’un apprentissage neuronal". Nous nous demandons s’il pourra évoluer, voire apprendre ", explique Ben-Ary, évoquant une possible plasticité neuronale de cette entité biologique.

    ART, SCIENCE ET VERTIGE ETHIQUE

    Si les concepteurs de "Revivification" voient dans cette installation une forme de prolongement de la pensée artistique de Lucier, elle soulève de redoutables questions éthiques, philosophiques, voire métaphysiques.

    Dans un entretien relayé par NPR, Indre Viskontas, neuroscientifique cognitive à l’Université de San Francisco, spécialiste de la créativité, précise: "La créativité repose sur deux piliers: la nouveauté, indéniable ici, et l’intention consciente – ce qui, à mon sens, fait défaut dans ce cas".

    L’organoïde n’étant porteur d’aucune volonté, peut-on encore parler de création? La question, centrale, traverse toute l’œuvre: "Et si une étincelle de souvenir subsistait dans cette transformation? L’essence créatrice de Lucier peut-elle survivre à sa mort?".

    L’ambition du collectif va plus loin encore. Ben-Ary souhaite que cette interprétation de substitution poursuive indéfiniment son évolution, produisant " de nouveaux souvenirs " et "nouvelles histoires".

    Avec cette démarche originale, l’équipe ouvre une nouvelle page dans l’histoire de l’art posthume – bien au-delà des simulations numériques ou des intelligences artificielles.