"On sent bien le rhum dans ce cake", " Sens comme cette fleur sent bon!", "Il sentit le soleil dans son dos", "On sentait comme une présence dans la pièce", "Hélène sentit la colère monter en elle", "Cette affaire sent l’arnaque":
les emplois du verbe sentir sont multiples et ont trait aux sensations et perceptions physiques (odorat, goût, toucher), aux sentiments et émotions, mais aussi à la conscience plus diffuse ou plus mystérieuse d’un état de fait ou d’un élément du monde extérieur. On peut supposer que si ces différents domaines de l’expérience sont exprimés par un même mot, c’est qu’ils sont conçus comme suffisamment proches pour être rattachés à une même catégorie.
Les emplois de sentir relèvent de deux grandes classes: ceux où le sujet grammatical désigne un être animé (le plus souvent, un humain), "l’expérient", celui ou celle qui perçoit; et, d’autre part, ceux où le sujet grammatical renvoie à la source d’une odeur ou d’une impression ("ça sent les frites" ou "ça sent l’arnaque").
FAIRE L’EXPERIENCE DU MONDE
Commençons par le premier cas: l’expérient perçoit un élément du monde extérieur par l’odorat, le goût, le toucher ou par une sorte de "sixième sens". Il peut également s’agir de sensations internes ("Je sens comme un fourmillement dans mon pied gauche") ou d’affects (sentiments, émotions). Le goût constitue ici une sorte d’intermédiaire puisqu’il intervient lors de l’ingestion d’aliments (du passage de "l’extérieur" à "l’intérieur").
Ces types de sensation et de perception ont pour point commun… de ne pas être ce qu’ils ne sont pas; il s’agit d’exprimer que l’on perçoit par des sens qui ne sont ni la vue ni l’ouïe. Dès lors, comment expliquer qu’odorat, goût et toucher soient classés par la langue dans la même catégorie, alors qu’il s’agit d’expériences distinctes qui mobilisent des organes sensoriels différents? En anglais, par exemple, chaque sens correspond à (au moins) un verbe: see pour la vue, hear pour l’audition, taste pour le goût, smell pour l’odorat et feel pour le toucher. L’"amalgame " que fait sentir ne va donc pas de soi: pourquoi est-il relié à ces divers modes sensoriels?
OBJECTIVITE, SUBJECTIVITE ET INTER-SUBJECTIVITE
La réponse réside peut-être dans le rapport à la subjectivité que nouent les modalités sensorielles exprimées par sentir: en effet, la vue est considérée comme le sens le plus "objectif". Bien sûr, comme le remarque Eve Sweetser, les points de vue (au sens littéral de "lieu d’où l’on regarde") peuvent diverger et deux observateurs ayant des points de vue différents ne voient pas la même chose. Néanmoins, la notion même de "point de vue" implique que des observateurs qui partagent le même poste d’observation accèdent aux mêmes informations visuelles.